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Le tribunal correctionnel de Reims a condamné un policier à quatre ans de prison dont deux ferme mercredi, et ordonné un mandat de dépôt. Deux femmes étrangères s’étaient plaintes de son comportement à quelques mois d’intervalle.


Reims (Marne).– À l’énoncé du jugement, il y a comme un flottement. Alors qu’il comparaissait libre devant le tribunal correctionnel de Reims, mercredi 23 octobre, le gardien de la paix Grégory C., 27 ans, est condamné à quatre ans de prison dont deux ans ferme, avec mandat de dépôt. 

Loin de se précipiter sur lui, les policiers du tribunal attendent que le public quitte la salle d’audience et accordent quelques instants à leur collègue déchu pour qu’il salue ses proches. Ils l’escortent ensuite à l’extérieur sans lui passer les menottes. 

Violences par personne dépositaire de l’autorité publique, agression sexuelle, vol et violation de domicile : malgré les efforts de son avocat, qui a plaidé en vain la nullité de la procédure et l’absence de preuves, Grégory C. est déclaré coupable des quatre infractions qui lui sont reprochées. Il va faire appel mais part en prison les larmes aux yeux.

À quelques mois d’intervalle, fin novembre 2023 et fin août 2024, deux femmes avaient déposé plainte contre ce jeune fonctionnaire rémois trapu et barbu, affecté à des missions de police secours. 

La première, de nationalité kosovare, vivait en France depuis dix ans. À l’occasion d’une intervention de police menée à son domicile pour arrêter son mari, elle accuse le policier de l’avoir isolée dans sa chambre, d’avoir pris 250 euros dans son portefeuille alors qu’elle présentait ses papiers, de l’avoir forcée à se déshabiller et de lui avoir touché la poitrine sous prétexte de vérifier si elle avait subi des violences conjugales. 

La deuxième plaignante, une femme roumaine arrivée sur le territoire depuis seulement quelques mois au moment des faits, lui reproche de s’être imposée chez elle alors qu’elle ne comprend pas le français et de l’avoir entraînée dans la salle de bains pour lui faire signe de soulever sa robe.

Le prévenu, qui a passé une quinzaine de jours en détention provisoire à la fin de l’été avant d’être libéré sous contrôle judiciaire, « conteste formellement » le moindre délit. À la barre, il s’avoue toutefois incapable d’expliquer au président du tribunal, Pierre Creton, pourquoi « deux femmes d’horizons différents [l’]accusent de faits à peu près semblables ».

##« Il m’a fait signe d’entrer, il a fermé la porte » 

Devant une vingtaine de policiers venus soutenir leur collègue, le président rappelle qu’une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été lancée dès la première plainte. Le policier n’a cependant été placé en garde à vue que le 29 août 2024, après la deuxième. 

Comme il en a le droit, Grégory C. a gardé le silence en garde à vue. Il ne s’explique pas beaucoup plus longuement devant le tribunal. Lorsque la procureure le pousse dans ses retranchements, son avocat ulcéré par le « ton » de la magistrate lui conseille de se taire. « Je ne répondrai pas », répète alors le prévenu à chaque question. 

La plaignante roumaine, elle, souhaite s’exprimer. Accompagnée de son mari et de leur bébé en poussette, Brindusa T. bénéficie de l’assistance très partielle d’un interprète en visioconférence. À travers l’écran, celui-ci ne peut pas lui traduire un mot du procès qui se déroule sous ses yeux mais sa présence lui permet de témoigner à la barre et de comprendre les questions. 

Des policiers sont venus chez elle, au matin du 26 août, parce qu’ils cherchaient quelqu’un, qui ne s’y trouvait pas. Grégory C. revient ensuite seul, vers 17 heures. Lorsqu’il frappe à sa porte en uniforme, elle est en train de cuisiner et parle au téléphone avec une amie, pendant que son beau-frère de 15 ans s’occupe du bébé. 

Comme ni elle ni l’adolescent ne parlent français, elle passe le téléphone au policier pour qu’il explique à son amie ce qu’il veut. « Il a demandé si j’étais seule à la maison, il nous a demandé une pièce d’identité », explique la jeune femme. « Il m’a demandé de raccrocher, de l’emmener dans la salle de bains, d’allumer la lumière. Il m’a fait signe d’entrer, a fermé la porte et m’a demandé par des gestes de soulever ma robe. J’ai fait non de la tête et j’ai quitté la salle de bains. Lui a quitté la maison sans rien dire. »

Au cours de l’enquête, l’IGPN a recueilli le témoignage de son jeune beau-frère – qui a vu Brindusa T. sortir de la salle de bains en larmes – et de son amie, qu’elle a rappelée quelques minutes plus tard pour lui raconter. La plaignante conclut : « Je n’ai aucune raison de vous raconter des mensonges. J’étais paniquée. J’ai cru qu’il s’agissait d’un faux policier. »

Son avocate, Ludivine Braconnier, loue son « courage » d’avoir porté plainte et la précision de ses accusations. « Si l’objectif était de “se faire un flic”, elle ne se serait pas contentée de dire ça, elle aurait raconté des choses encore plus graves. »

Grégory C. maintient qu’il a frappé à sa porte dans le seul but de retrouver une femme, sans domicile fixe, qui disposait de renseignements sur le fonctionnement d’un point de deal. Les magistrats lui font remarquer que ce genre d’investigations ne fait pas partie de ses missions. Qu’il est monté seul dans l’immeuble, en laissant deux policiers réservistes dans la voiture. Et qu’il n’a rédigé ni procès-verbal ni main courante sur cette opération. 

L’autre plaignante, Qendrese N., n’est pas venue à l’audience. Mais elle est représentée par une avocate, Agnès Mercier. Celle-ci raconte que, malgré son « intégration réussie » en France, où sont nés ses quatre enfants, sa cliente a préféré retourner vivre au Kosovo. Elle insiste sur ses déclarations « constantes, précises et circonstanciées » et sur ses neuf jours d’ITT, l’expert psychologue ayant constaté un « retentissement significatif »

Selon le récit de Qendrese N., pendant que Grégory C. l’attirait dans la chambre, une autre policière s’occupait de ses quatre enfants dans le salon et le troisième membre d’équipage se trouvait sur le palier. « Pas crédible » pour la défense. « C’est un père de famille, il est en intervention sur un flag [flagrant délit – ndlr], il va se retrouver avec la femme de l’interpellé dans sa chambre et lui demander d’enlever sa culotte ? Alors qu’il y a des gamins partout et des collègues qui peuvent entrer à tout moment ? Vous allez gober ça ? »

Pour son avocate, justement, Qendrese N. « n’aurait jamais pensé qu’un policier puisse faire ça ». Si les deux plaignantes « ne se connaissent pas, ne viennent pas du même pays et ne sont pas dans la même situation », Agnès Mercier rappelle qu’elles « partagent une même vulnérabilité » : le fait d’être « des étrangères ».

##Des antécédents inquiétants

Devant les tribunaux, les policiers prévenus font souvent valoir leur parcours « exemplaire », leur notation admirable et leurs lettres de félicitations. Mais Grégory C. a un handicap : sa brève carrière dans la police est émaillée d’incidents qui éclairent les faits d’une lumière trouble. 

En 2015-2016, alors qu’il n’est encore que « cadet de la République », un programme d’égalité des chances de la police nationale, Grégory C. écope d’un avertissement pour des injures sexistes contre ses camarades féminines.

Deux ans plus tard, à l’école de police de Reims, une autre élève gardien de la paix dépose plainte contre lui pour harcèlement. Ses propos graveleux – *« salope », « tu veux pas me sucer ? » *– et ses gestes déplacés (des coups de tonfa sur les fesses, des mains sur la cuisse) lui valent un rappel à la loi prononcé par le délégué du procureur, avec l’obligation de suivre un stage sur les outrages sexistes. 

En 2022, une fois affecté en commissariat, il fait l’objet d’une enquête administrative pour un autre incident. Sa patrouille « prend en charge » deux jeunes femmes ivres à la sortie d’une boîte de nuit et les ramène à domicile en empruntant les ronds-points à contresens. Grégory C. aurait ensuite tenté de suivre l’une des jeunes femmes dans sa chambre, avant de revenir chez elle et de tomber sur son petit ami. Quelques mois seulement avant les faits qui le conduisent devant le tribunal, il se voit infliger une sanction disciplinaire : quinze jours d’exclusion dont douze avec sursis. 

Grégory C. juge cependant son comportement actuel « tout à fait normal et respectueux » et rappelle que ses collègues féminines ne lui reprochent rien. L’expertise psychiatrique n’a décelé aucune pathologie. Si son téléphone, exploité pendant l’enquête, contient de nombreuses images de femmes nues et de ses séances de masturbation, cela relève de son « intimité sexuelle »

##« Il ne choisit pas ses victimes au hasard » 

« Qu’est-ce qu’il fait encore dans la police ? », se demande la procureure, Mathilde Campagnie, pour qui le prévenu « a usé de sa qualité » pour commettre des infractions. « C’est abject, inadmissible », martèle la magistrate, soulignant « la gravité des faits » et le « danger » qu’il représente. « Il a aussi sali l’institution. Vous devez mettre un terme à ses agissements. »

Se disant « effrayée » par le profil de Grégory C., la représentante du ministère public estime qu’il « ne choisit pas ses victimes au hasard : elles ne parlent pas français, elles n’ont pas la nationalité ». Elle requiert quatre ans de prison, dont un an avec sursis probatoire, et un mandat de dépôt pour la partie ferme. Mais aussi une interdiction définitive d’exercer dans la police, cinq ans d’inéligibilité et une inscription au fichier des délinquants sexuels, autant de peines complémentaires qui seront retenues par le tribunal. 

Pour la défense, Mourad Benkoussa plaide le doute en s’appuyant sur une « enquête mal faite ». Il remet en cause la « constance » des plaignantes et regrette que son client n’ait jamais été confronté à elles. « Imaginez juste une demi-seconde qu’il fasse l’objet d’accusations à tort », tonne l’avocat, qui crie au « scandale ». 

« Cette procédure n’a rien de contradictoire. En 2024, il suffit d’accuser pour que ce soit vrai ? Avec une expertise psychologisante ? Et pleurer, ça apporte de la crédibilité à la plainte ? C’est au ministère public de prouver que je suis coupable. » Le tribunal a considéré que c’était prouvé. Prochaine étape devant la cour d'appel.

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Cette application, lancée en 2023, tend à remplacer le procès-verbal d’interpellation par des « fiches de mise à disposition » préremplies, rapides à utiliser, qui permettent aux agents de poursuivre leur mission de maintien de l’ordre. Mais cette dématérialisation des procédures inquiète les défenseurs des libertés fondamentales.

Pourquoi, depuis plus d’un an, les policiers parisiens photographient-ils, avec leur téléphone portable, les personnes interpellées en marge de certaines manifestations ? La réponse tient en trois lettres : MAD, pour « mise à disposition ». Derrière cet acronyme, une application lancée en toute discrétion par la Préfecture de police de Paris à l’occasion de la Coupe du monde de rugby, qui s’est déroulée en France du 8 septembre au 28 octobre 2023.

Après une refonte, son utilisation a été progressivement généralisée, à partir du mois de mai, à la faveur des Jeux olympiques de Paris. Cette application crée un nouveau fichier de police, et normalise une pratique qui relevait jusque-là de l’exception : le remplacement du procès-verbal (PV) d’interpellation par une « fiche de mise à disposition ».

Lorsqu’un policier procède à une interpellation, il est tenu de la justifier dans un procès-verbal, première brique de la procédure judiciaire qui s’enclenche alors. Mais, à l’occasion de manifestations, les forces de l’ordre ont parfois recours à ces fiches de mise à disposition. Préremplies, avec différentes infractions attendues, elles sont plus rapides à utiliser et permettent à l’agent de poursuivre sa mission de maintien de l’ordre. Un gain de temps, au prix du formalisme qui donne toute sa valeur judiciaire au PV. Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Paris 2024 : le détail d’un dispositif de sécurité hors normes

La personne interpellée est en pratique « mise à disposition » d’un officier de police judiciaire qui prend le relais de la procédure et se charge de réaliser un PV plus solide à partir de cette fiche… à condition qu’elle soit correctement remplie. Interrogée le 19 juin 2023 à l’Assemblée nationale, la procureure de Paris, Laure Beccuau, expliquait : « Sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies. (…) Un certain nombre de classements sans suite (…) sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites. »

##Interface en ligne

L’application MAD numérise cette procédure afin de la rendre plus solide. Fin juin, dans une note interne adressée à ses chefs de service, la Préfecture de police expliquait que « l’application MAD constitue un outil essentiel pour conserver la capacité opérationnelle des dispositifs de voie publique tout en assurant la sécurité juridique des interpellations ».

L’agent qui réalise une interpellation doit désormais compléter un formulaire sur son téléphone professionnel et photographier la personne interpellée, pour permettre à l’officier de police judiciaire de la reconnaître si plusieurs personnes lui sont présentées.

Du côté des officiers de police judiciaire, ces derniers doivent se connecter à une interface en ligne où apparaissent les fiches des personnes « mises à disposition », classées selon l’événement au cours duquel elles ont été interpellées. Il est donc possible d’accéder à une liste de mis en cause pour différents événements, selon les libellés renseignés en amont par les états-majors, tels que « manif LGBT dimanche 16 juin 2024 » (la Marche annuelle des fiertés LGBT +) ou « RASS PLACE REPU PRO PALESTINIEN 28 MAI » (un rassemblement place de la République, à Paris, en soutien aux Palestiniens).

##Procédure « étendue au droit commun »

La mise en place de cette application a un effet de bord : l’élargissement du recours aux mises à disposition. Pour la Préfecture de police, il n’est plus question de réserver cette procédure exceptionnelle au maintien de l’ordre. « Durant cette période [des Jeux olympiques], MAD a été étendue au droit commun pour l’ensemble des infractions », indique-t-elle au Monde.

Dans sa note de juin, la Préfecture elle-même rappelle : « La jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît la validité d’une fiche de mise à disposition mais le procès-verbal reste la règle. » Une précaution qui ne suffit pas, estime Théo Scherer, maître de conférences en droit à l’université de Caen Normandie, qui s’étonne : «Du seul point de vue du droit, il me paraît aberrant que des agents habilités à rédiger des PV d’interpellation aient recours à des rapports de mise à disposition.»

« Nous nous inquiétons qu’une dématérialisation des procédures puisse entraîner la mise de côté d’un certain nombre de garanties fondamentales, le formalisme est aussi une assurance pour le citoyen de ce que la police n’agit pas en dehors de tout cadre », observe Romain Boulet, coprésident de l’Association des avocats pénalistes.

##« Tendance débridée à l’informatisation »

Autre sujet de préoccupation, l’application MAD crée de facto un nouveau fichier de police, sans grande transparence. La Préfecture assure que « l’application dispose d’une base légale », et qu’elle s’est «appuyée sur le décret du 20 février 2014 encadrant le partage de l’information opérationnelle».

« [Ce décret] a été pensé pour permettre des échanges d’informations, notamment relatives à des enquêtes en cours, entre différents services des forces de sécurité intérieure, explique Théo Scherer. C’est un phénomène fréquent en droit pénal, on dépoussière de vieux textes pour en faire un usage répondant à des problématiques contemporaines, mais qui ne correspondent pas à leur [esprit]. »

La Préfecture affirme que l’application « a fait l’objet d’une analyse d’impact relative à la protection des données ». Mais, en s’appuyant sur le décret du 20 février 2014, elle n’a pas eu besoin de consulter la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le gendarme des données personnelles.

« La mise en place de procédures “de masse”, qui plus est dans une certaine confidentialité, ne peut qu’interpeller les défenseurs des libertés publiques », alerte Romain Boulet. Noémie Levain, juriste à La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans le numérique, se désole « d’une inflation des fichiers de police, d’une tendance débridée à l’informatisation, qui a lieu sans même plus prendre le temps de la réflexion ».

Concernant les données personnelles, la Préfecture indique que « passé le délai d’un an, l’ensemble des fiches et des données sont automatiquement supprimées ». « Un régime plus protecteur des données personnelles que ce que le décret du 20 février 2014 impose », relève Théo Scherer, ce qui ne rassure pas Noémie Levain pour autant : « L’expérience montre un certain décalage entre la théorie et la pratique en matière de durée de vie des données, d’autant plus quand personne n’est là pour exercer un contrôle indépendant. »

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Tentative de concertation, entrave à l’enquête, soutien financier… Emmanuel N. policier de la BAC d’Aulnay-sous-Bois, a pu compter sur ses collègues et sa hiérarchie après sa mise en cause dans la mort d’un livreur de 33 ans, tué d’une balle dans le cœur en mars 2022.

Le puzzle judiciaire de l’enquête sur la mort de Jean-Paul Benjamin illustre le soutien sans faille dont peut bénéficier un policier quand il est mis en cause pour avoir tué un homme. Dans le détail de la procédure et du dossier administratif de l’agent, consultés par Libération, apparaissent plusieurs preuves de l’aide fournie par le ministère de l’Intérieur à Emmanuel N. Ce brigadier, ancien de la brigade anticriminalité (BAC) d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), est aujourd’hui mis en accusation devant la cour criminelle de Seine-Saint-Denis pour des «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Un crime pour lequel il encourt une peine de vingt ans de prison. Le policier assure avoir tiré pour protéger sa vie et celles de personnes présentes à proximité. Il a fait appel de cette décision rendue par la juge d’instruction au début du mois de septembre.

##Le soutien reçu par Emmanuel N. après son tir mortel apparaît à tous les échelons hiérarchiques.

Le 26 mars 2022, Jean-Paul Benjamin, un livreur âgé de 33 ans, est au volant d’une camionnette à Aulnay-sous-Bois. Le véhicule qu’il conduit a été déclaré volé quelques heures plus tôt par le responsable d’une entreprise qui l’emploie, à la suite d’un conflit pour des factures impayées entre les deux hommes. Dans l’après-midi, un équipage de la BAC repère le véhicule et veut le contrôler. Emmanuel N., en civil et sans brassard, s’avance seul vers la camionnette conduite Jean-Paul Benjamin alors qu’il est arrêté à un feu rouge. Au moment où le conducteur redémarre, Emmanuel N. fait feu. Selon l’exploitation des images d’une caméra de vidéosurveillance et les conclusions de l’expertise balistique, il n’était pas menacé par le véhicule. Le policier était positionné sur le côté gauche, proche de la portière du conducteur. Son tir, réalisé légèrement par l’arrière, touche Jean-Paul Benjamin au niveau du cœur.

##«On part sur un tir accidentel»

Dès les premiers instants suivant les faits, la hiérarchie directe d’Emmanuel N. est intervenue pour peser sur le déroulement de la procédure, selon les déclarations faites par l’agent devant le juge d’instruction. Dans un interrogatoire, daté d’avril 2023, Emmanuel N. raconte qu’un commandant et une commissaire sont intervenus avant ses premières auditions par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour lui souffler une version sur laquelle s’accorder.

La première intervention apparaît alors qu’Emmanuel N. est encore présent sur les lieux où le véhicule conduit par Jean-Paul Benjamin s’est arrêté. Le policier est dans le camion des pompiers quand le commandant François Z. monte à l’intérieur pour lui parler avant son départ à l’hôpital. «Quand le VSAV [véhicule de secours, ndlr] me prend en charge et que je suis en état de choc, la première chose que dit le commandant [François Z.] en montant dans le camion, c’est “on part sur un tir accidentel”.»

Toujours selon le récit fait par le policier, c’est ensuite sa commissaire, Pauline Lukaszewicz, aujourd’hui à la tête de police judiciaire de Creil, dans l’Oise, qui, quelques heures plus tard, se déplace à l’hôpital où se trouve Emmanuel N. pour lui proposer cette même version. «La deuxième fois où on me dit ça, c’est la commissaire Lukaszewicz qui, en arrivant à l’hôpital dans l’entrée des urgences, me dit “Manu, on part sur un tir accidentel”.» A cet instant, le policier n’a toujours pas été entendu par les enquêteurs sur les circonstances de son tir. Contactée à ce sujet, la commissaire Lukaszewicz n’a pas répondu.

Emmanuel N. sera placé en garde à vue quatre jours plus tard. Des collègues de l’agent vont par ailleurs s’empresser de vider son casier personnel au commissariat d’Aulnay-sous-Bois, comme cela avait été révélé par Mediapart, avant le passage des enquêteurs de l’IGPN. La femme d’Emmanuel N. avait expliqué dans une audition que le casier, fermé par un cadenas, avait été vidé des affaires du brigadier pour «éviter que quelqu’un ne les vole».

##Une suspension «à plein traitement»

A l’issue de sa garde à vue, Emmanuel N. est mis en examen le 1er avril 2022. Les juges d’instruction saisissent le juge de la liberté et de la détention en vue de son placement en détention provisoire. Pour tenter de lui éviter l’incarcération, son avocat de l’époque assure que le policier a «toujours le soutien de ses collègues et de sa hiérarchie», selon le procès-verbal du débat contradictoire. Le juge décide finalement de placer le policier sous contrôle judiciaire avec une interdiction d’exercer la fonction de policier.

Le «soutien» évoqué par le conseil du policier va se matérialiser financièrement dès le lendemain. Le 2 avril 2022, alors qu’Emmanuel N. ne peut plus travailler du fait de son contrôle judiciaire, le ministère de l’Intérieur va décider de le suspendre. Cette décision n’a qu’un seul effet : elle permet à l’agent de ne pas se trouver en situation d’absence de service fait, et donc de continuer à percevoir un salaire. L’arrêté de suspension dit «à plein traitement» est signé par Simon Babre, au nom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin. Ce préfet, alors directeur des ressources et des compétences de la police nationale, est aujourd’hui le conseiller intérieur du Premier ministre, Michel Barnier. Contacté pour connaître les raisons qui ont justifié cette mesure de bienveillance à l’égard d’un policier mis en examen pour une infraction criminelle, Simon Babre n’a pas donné suite.

Un peu plus d’un an plus tard, Emmanuel N. obtient une modification partielle de son contrôle judiciaire. En mai 2023, pour convaincre la juge d’instruction qu’il peut travailler à nouveau comme policier, les avocats d’Emmanuel N. mettent en avant les engagements de deux commissaires différents à lui trouver un poste compatible avec une interdiction plus souple qui viserait seulement l’exercice sur la voie publique. Le policier reprend son travail dans le département voisin de Seine-et-Marne. Il est affecté à la sûreté départementale, un service de police judiciaire. Dans l’attente de son procès, Emmanuel N. peut donc mener des auditions, constater des infractions et prendre part à des enquêtes criminelles.

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Analyses et observations des logiques répressives et sécuritaires.

Libertés publiques et droits fondamentaux.

« Si tu leurs réponds, il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion. Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation à l’émeute. » Maurice Rajsfus, 2008

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